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Desde 2001, difunde la literatura y el arte — ISSN 1961-974X
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157
Número Especial
12 5 2003
"Conversation avec Carlos Castaneda, l'explorateur de l'inconnu" par Hector Loaiza

Mexico, le 17 juillet 1982

A 7 heures du matin, Castaneda m’attendait déjà à la cafétéria de l’Hôtel Sheraton Maria Isabel. Il était habillé dans un autre style, d’une chemise sport grise au col grand ouvert sur les revers de sa veste également grise. Personne n’aurait pu calculer son âge : il donnait l’impression d’être un éternel adolescent. Mais son visage au teint basané semblait encore plus ridé, portant apparemment les signes distinctifs des consommateurs de peyotl. C’était peut-être la fatigue car il avait très peu dormi (comme moi).
A ma première question, il ne pouvait pas parler devant mon magnétophone allumé. Il me dit que c’était la première fois qu’il donnait une interview enregistrée et me conseilla d’écrire plutôt, car il se sentait « bloqué » devant l’appareil, un témoin froid et mécanique. Je dus l’éteindre. Au cours de notre conversation, je le rallumai sans qu’il s’en aperçoive. Ce qui suit est le résultat d’un entretien de deux heures.

Hector Loaiza : Peux-tu me parler de ta formation, tes lectures et les auteurs qui ont eu de l’influence sur ton travail ?
Carlos Castaneda : Au début de mon apprentissage avec don Juan, j’étais un étudiant en anthropologie sérieux. J’étudiais et je lisais beaucoup. Je me préparais longuement pour parler avec don Juan sur l’usage des boutons de cactus hallucinogènes, le peyotl. Une fois il m’a fait une blague surprenante, il m’a dit que je m’étais préparé en vain. « Tu te prépares tant » a-t-il ajouté, « alors que le lapin saute soudainement dans plusieurs endroits ! » Il m’a prévenu que je n’apporterais plus à nos conversations mes interprétations personnelles, tirées de mes lectures. C’était une décision sage de sa part, parce que nous avions déjà de grandes discussions. De mon côté, j’avais commencé à avoir de grands doutes. Je pensais que cet homme-là était un farceur et qu’il était en train de me tromper. A propos de l’usage du peyotl, j’avais comme référence, une grande autorité, le professeur Weston La Barre (1) (le considérer comme une grande autorité était une aberration, une idiotie de plus de ma part). Mais à cette époque-là, je croyais à l’autorité de La Barre plus qu’à celle de don Juan. Je pensais : « Ce vieux ne sait rien sur l’usage du peyotl. Il ne parle pas comme La Barre. Rien ne ressemble dans les mots de cet animal, avec ce qui a écrit le grand professeur La Barre. » Ce fut très sage d’arrêter ces considérations. Je ne pouvais pas faire autrement.

H.L. : A travers tes livres qui ont été des succès de librairie aux États-Unis et en Europe, on a l’impression que don Juan existe, qu’il est réel et qu’il vit désormais dans l’imaginaire de tes lecteurs.
C.C. : Non. Don Juan est comme Carlos Castaneda, un autre personnage. C’est le Nagual, le dirigeant d’un cycle magique et en tant que tel il a une grande importance. Comme personne sociale, il n’attirait pas tellement l’attention. En plus, il n’a pas seulement de l’importance dans son cycle magique, sinon qu’il a pu témoigner des circonstances à travers lesquelles il est devenu un personnage.

H.L. : Depuis hier, je t'ai souvent entendu parler du « personnage » Carlos Castaneda, du «personnage » don Juan, ce qui me fait penser que pour toi, la réalité n'est qu'une fiction ou pour te citer textuellement: « elle n'est qu'une description ».
C.C. : Oui, en effet. Mais c’est une description partagée. Tous les êtres humains font partie d'un consensus qui est exigeant dans la vie quotidienne. Le consensus particulier d'un groupe de sorciers, lié au personnage de don Juan Matus, le Nagual, peut s'élargir à un plus grand nombre de participants.

H.L. : Peux-tu m’expliquer un peu plus le cycle magique de don Juan ?
C.C. :
Il dit que selon un mythe toltèque, on peut dépasser le sens biologique de la mort. Un homme peut se libérer de la contrainte de mourir et peut mourir d'une autre manière. Le Nagual appelle cela « la recherche de la liberté ». C'est un cycle magique parce qu'il n'a rien à voir avec les unités perceptives du monde quotidien. Le groupe de don Juan est fermé, non parce que c’est un cercle ésotérique, sinon parce qu’il n'a aucun intérêt à atteindre des personnes de l’extérieur. Pour d'inéluctables raisons, il a compris que mon cycle me permettait d'approcher des gens étrangers à lui, sans être Indien et sans appartenir à sa tradition. Bien sûr, don Juan, comme personne sociale, appartient à un groupe ethnique. J'ai eu de grosses difficultés pour enquêter sur ses origines. Il ne m'a rien révélé, non parce qu’il voulait garder le secret, mais parce qu’il n'avait aucun intérêt à ne le dévoiler. S'il y a des gens qui se donnent de la peine pour faire des recherches sur ma ville natale, ce n'est pas mon affaire. S’ils y arrivent, c'est bien, et dans le cas contraire, cela n’est important ! Don Juan cherchait à tout prix à ce que j'efface mon histoire personnelle, mais il ne m'a jamais dit comment le faire ! C’est une série de références tellement vague comme lorsqu’on dit par exemple « université ». Personne ne sait en réalité ce que veut dire le mot « université ». On peut avoir une opinion différente, mais on l’utilise d’une façon pratique et on donne l’impression de partager sa signification. Don Juan a voulu que je fasse la même chose avec une méthode imprécise comme celle d’« effacer mon histoire personnelle ». Alors, on réussit à « arranger » les contradictions de la philosophie de don Juan quand on réalise une « intention » artistique de les conduire à terme et cela est important pour comprendre don Juan et sa façon d’agir.

H.L. : Dans l'un de tes livres, tu fais le récit de la façon selon laquelle don Juan t'a confié sa vision de la mort. Il t'a dit qu’« il fallait vivre avec la mort à son côté ».
C.C. :
Bien sûr, c'est le point de référence du « guerrier » tel qu'il le concevait. Selon lui, le « guerrier » doit constamment se rapporter à sa fin inévitable. C'est seulement lorsqu'on aborde la mort comme un point de référence, sans morbidité et sans tristesse, qu'on peut surmonter les mesquineries habituelles de la vie. Don Juan disait qu’on vit en pensant qu’on est immortel, sans rendre compte à personne de ses actes. On se donne le luxe de perdre son temps en idioties. Il avait raison et propose une façon beaucoup plus intéressante de prendre la vie, non pas comme les membres de ma famille qui vivent terrorisés par la mort et qui, malgré tout, gaspillent leur existence. C'est incroyable ! C'est une façon épouvantable de ne pas se rendre compte de ce qu'ils font.

H.L. : Il y a deux attitudes face à la mort. L’une consiste à avoir une idée morbide, par exemple ce serait rendre culte à la mort. Et l’autre est la répression : ne plus penser à la mort, comme en Occident, où les gens cherchent à oublier à tout prix qu’un jour ils vont mourir.
C.C. : Dans ce sens, don Juan dans sa tradition est unique, parce qu'il prend la mort comme point de dissolution, comme référence pour tout ce qu'on peut faire. Mais ce qu’il voulait c'était dépasser la mort et la changer. Il savait qu’il allait mourir, qu'un jour il s'éteindrait. Mais il a choisi de changer la finalité de la mort et la transformer consciemment en quelque chose de différent. Il ne voulait pas laisser le corps après la mort (je l’ai déjà dit hier soir). Cela me semblait absurde, il m’était impossible de concevoir dans ma logique d’occidental que l’intention de don Juan était valable Ne pas laisser le corps était absurde. C’était cela ce qu’il voulait pour lui et son groupe pour qu’ils soient capables de dépasser cette chose inévitable qu'est l'acte de mourir et de laisser la force vitale s'échapper du corps. Il considérait que la force vitale avait une capacité suffisante pour transformer le corps à l’opposé de ce qui se passe en nous, hommes du monde quotidien. Nous laissons la force vitale s'échapper du corps et celui-ci s'éteint comme un organisme inerte. Pour moi, tout cela est unique. Il n’y a aucun auteur qui m'a donné une idée semblable à celle de don Juan qui cherchait la liberté et la transformation du corps en énergie pure.

H.L. : Ce que tu dis me fait penser à la réincarnation. Parle-moi de cela.
C.C.: Don Juan disait que croire à la réincarnation c'est se donner trop d'importance. On est si unique qu’on ne peut pas revenir dans ce monde indéfiniment afin de perfectionner sa splendeur. Ce serait absurde. Pour don Juan, on n’est pas fait à l'image de Dieu. C'est inconcevable. Cela n'est qu'un aspect de l'énorme égoïsme judéo-chrétien, celui de se croire des êtres uniques faits à l'image de Dieu. Don Juan considérait qu’on est des accidents, des êtres, qui vont mourir. C'est tout !

H.L. : Dans ta causerie d’hier soir, tu as abordé l'idée de se débarrasser du monde affectif, des sentiments. On dirait que tu as réussi cela.
C.C. : En effet. Après tant d'années de pratiques, il est arrivé un moment où j'ai eu une maladie grave. Je suis allé consulter un médecin. J'avais, selon lui, de l'hyperventilation et je croyais cela. Selon don Juan et son idéologie, j’étais en train de « perdre la forme humaine ». Je ne le prenais pas au sérieux. Ma logique ne me permettait pas de croire que l'on puisse « perdre la forme humaine », je ne comprenais même pas ce que don Juan voulait dire. Pour lui, cela signifiait l'entrée dans un état de détachement. Mais on n’y parvient pas petit à petit comme on arriverait à une connaissance ou à une prise de conscience qu'il est important de perdre l’attachement. Cela arrive soudain, tout d'un coup. Arrive le jour où on perd la forme humaine, et le lendemain on est envahi d'un sentiment inconnu, inexplicable. C’était ainsi que don Juan vivait.

H.L. : Tu emploies cette notion de détachement, qui est une influence orientale.
C.C. : Il arrive un moment où l’apprenti sent qu'il n'a plus d'attache, que le monde n'a ni la force ni la valeur coercitive qu'il avait la veille. Car le secret est là, le monde nous oblige à agir d'une certaine manière. En ce sens, les conclusions auxquelles sont arrivés les sorciers ou les chamans —quel que soit le titre qu'on donne à don Juan— sont très importantes et d'une extraordinaire sophistication. Pour eux, « le monde est une perception » et on n’est que « celui qui perçoit ». Le sens qu'on donne au monde est « l'affaire de chacun » et non seulement une question de culture. Lorsqu'on dit, c'est ma culture ou c'est mon éducation, cela dispense de la responsabilité d'agir. Pour don Juan cela n'a aucune importance. On doit comprendre que le monde n'est que perception et une fois pris en compte, il est possible d'agir sur lui et de le changer. Et c'est le devoir de chacun de changer la teneur de ces perceptions. En changeant celle-ci, on change aussi la signification du monde. Celui-ci cesse d'être fixe et stérile, interminable, incomplet, tel qu’on le perçoit normalement. Don Juan embrasse tout cela et il le pousse à son point culminant.

H.L. : Quand tu dis que le détachement n'est pas une notion rationnelle, intellectuelle, volontaire… Le fait qu'il se produise soudainement, ne te semble pas une sorte de mutation ?
C.C. : Oui, don Juan et les membres de son clan soutiennent que l'homme subit un changement morphologique, en ce qui concerne le champ de l'énergie, ce qui ne signifie pas simplement une mutation spirituelle.

H.L. : Il s'agit d'une mutation psycho-physio-biologique.
C.C. :
Bien sûr, c'est la manière dont on peut comprendre un changement total, mais don Juan va plus loin, et il croit qu'il y a un changement d'énergie. L'homme, en tant que champ d'énergie, se transforme. Il dit que la pression qu'il crée est quelque chose qui monte et descend et que dans cet état le guerrier s’entraîne. Cette pression devient si forte à un moment donné qu'elle contraint la biologie à changer. Le changement est alors total, et ce n'est pas qu'on se retienne. Je ne me contrôle pas, je n'essaie pas désespérément, par exemple, de ne pas me mettre en colère ou d'être détaché. Ce serait drôle ! Il s’agit de ne plus avoir d'intérêt, mon intérêt s'est éteint ! Comment sont mes rapports avec le monde ? Ce qui est important en moi, c'est le personnage Carlos Castaneda, car je n'ai plus aucun lien qui m'attache au monde en tant que personne. Le seul moyen d'établir ce pont avec le monde, c'est à travers le personnage, exactement comme le faisait don Juan. Il disait qu'il n'avait pas d'histoire personnelle. Mais je m'efforçais comme un démon, en suivant mes canons anthropologiques, de trouver son histoire, ses origines et ses données vitales. Il ne m'a jamais empêché, cela lui était égal ! J'ai toujours pensé par contre que don Juan était hermétique, ne révélait rien, qu'il cachait des choses. Maintenant, je suis dans le même cas, je n'ai rien à cacher. Mais je comprends maintenant ce que don Juan faisait. Il était un personnage, il avait perdu la forme humaine et ne pouvait avoir de liens avec le monde qu'en étant le Nagual, le dirigeant. Je ne suis pas arrivé à ce stade, je ne suis ni dirigeant ni directeur de rien, mais j'ai en effet perdu le besoin de percevoir le monde.

H.L. : J'ai entendu dire en Europe qu'il y a dans tes livres, une position critique très occidentale et on suppose que tu as voulu créer en don Juan, le besoin de t'expliquer. On dit par ailleurs que tu t'es accroché aux normes sensorielles occidentales par crainte de rester dans cette réalité non ordinaire.
C.C. :
Les deux points de vue sont valables. Car lorsqu'on affronte 1a dissolution perceptive, on est si vulnérable, si faible qu'il n'y a pas moyen de décrire la sensation, les efforts qu'on fait pour se réconforter. Le réconfort est très important lorsqu'on est aux prises avec l'inconnu ; c'est une peur tellurique, biologique, qui n'a pas de nom. Il ne s'agit pas de la peur de la mort. La peur de la dissolution psychique est infiniment plus importante que celle de l'extinction biologique. Et on a besoin de faire usage de tous les éléments, remparts, bastions, de tout sur quoi on peut s'appuyer. Je voulais en même temps demander à don Juan de m'expliquer ce qui m'arrivait. J'avais besoin de plus amples éclaircissements. Le seul moyen de forcer don Juan c'était de le lui demander. Je suis maintenant dans la même situation. Si tu ne me poses pas de questions je ne peux rien t'expliquer. Certains de ses « apprentis » ne l'ont jamais interrogé, n’ont pas réussi à l’« accrocher » intellectuellement. Pour eux, don Juan, le Nagual, était très différent de ce qu'il était pour moi. Un apprenti n'arrive jamais à comprendre ce qu'il apprend. Tandis que moi, je veux comprendre ce que je fais car tout simplement n’ayant pas le garde-fou du lecteur, je ne peux pas me défendre moi-même de ce qui lui arrive à Castaneda en disant : « Ah ! ce n’est que le produit de son imagination ». Ma responsabilité est bien plus grande. Il me faut prendre de l'avance sur le phénomène et le comprendre sinon que le diable m'emporte ! Il n'y a pas d'arrangement intermédiaire pour moi. Il faut que je comprenne ce qui va arriver et de cette manière je peux m’appuyer sur quelque chose.

H.L. : Carlos, tu as dit que tu n'étais pas Indien, tu as dit aussi avoir assimilé l'enseignement de don Juan « en effaçant ton histoire personnelle ». Beaucoup vont s'étonner en France de savoir que tu t'es coupé de tes racines, que tu n'as rien à voir avec ton passé. D'autre part, en te voyant revendiquer ta condition de métis, de « cholo », face aux valeurs culturelles du monde créole, hispanique, je crois que cela reflète la richesse de ta pensée.
C.C. :
Le fait d'être « cholo » ! Bien sûr ! C'est ce qui me donne des prémisses enfermant des points contradictoires. Le seul moyen de résoudre ces contradictions, c'est d’une manière artistique. Quand je dis, par exemple, que je ne suis pas indien, je parle dans un sens culturel. J'aurais considéré comme plus cohérent chez don Juan qu'il prenne comme apprenti une personne née et grandie dans une réserve indienne des États-Unis. Je viens de l'extérieur. Je n'avais pas la moindre idée du contexte indien de don Juan.

H.L. : Grâce au fait qu’en toi deux cultures se rejoignent, tu es la seule personne qui a su retenir l’attention de don Juan.
C.C. :Il croyait comme voyant qu’il pouvait voir les champs d’énergie et il a découvert en moi l’énergie suffisante pour entreprendre l’apprentissage. Mon assimilation à la pensée européenne m'a servi de support. Mais en même temps elle m'a distrait et m'a écarté de l’« intention » totale. J’étais parfaitement conscient de mes origines, il ne pourrait en être autrement ! Il me fallait tenir compte de ce que je suis afin de poursuivre l’enseignement de don Juan. Il demandait qu'on s'affronte à soi-même sans aucune passion, c'est là l’un des points culminants de son idéologie. Il m'a forcé à faire l'inventaire de ma vie, et lorsque je déclare ne plus revenir à ma ville natale, je veux dire que j'en ai déjà fait l'inventaire. Don Juan insistait sur le fait qu'il soit possible de donner à ce qu'il appelle l'Aigle, la force finale, la somme totale de tout ce qui vit sur terre et au-delà. L’Aigle dévore la conscience dans le mythe toltèque. Si l'on pouvait donner à l'Aigle son aliment dans le sens de faire l'inventaire de tous les évènements de la vie, on serait libre. Mais en faisant cet inventaire, ce qui est extraordinaire c'est qu'on en finit avec le sentiment, c'est-à-dire avec ce qui nous fait des êtres du monde. Don Juan en a fini ses racines. Le fait de les avoir nous force à la partialité, nous remplie de fausses certitudes et nous donne l’idée d’appartenir à un groupe, à une tradition. Cela nous empêche de voler ! Il enlève l’idée qu’on peut valoir par soi, qu’on peut sortir, rompre cette palissade que le monde a créée autour de chacun. C’est tout ce que je donne comme explication. Mais tu es obligé de prendre en compte ce que tu es pour faire cette rupture. Cela n'arrive que quand on sait ce qu’on est. L'une des choses qui m'a toujours ennuyé c'est que je suis empoté, très petit, brun et plutôt laid comme disait don Juan. Dans un environnement de gens grands et à la peau claire comme sont les Américains, beaux, bien faits, j'avais alors des complexes qui me tourmentaient. Don Juan croyait qu'il n'y avait pas moyen de sortir de cette impasse. Pour lui, consulter un psychiatre ne servait à rien. L'important était de rompre avec tout. Don Juan dit que ceux qui naissent dans les nuages sont des princes. Alors, j'étais un prince laid ! Chaque fois que quelqu'un me maintenait dans un ballon et m’enlevait d'air, je retombais fréquemment sur le sol. Don Juan recommandait que l'on marche à ras de terre, en secret. Ce qui signifie se mettre face à soi-même, sans se mentir, d’une manière indestructible. Car s'il n'y a pas de mirages sur soi-même, la représentation du moi dans la vie quotidienne prend une autre tournure, une autre signification. On n'a plus besoin de se faire passer pour un prince ou un être d'une très grande importance. Alors cette représentation est beaucoup plus sûre et on cesse d’être le petit enfant du ciel !

H.L. : Dans tes livres, ce qui a le plus frappé en Europe, c'est tout cet apprentissage du disciple au moyen des adjuvants (les produits psychotropes) pour « débloquer » les sens, vers la réalité non ordinaire. C'est cela qui t'a permis de pénétrer dans cette dimension si contradictoire et redoutable où don Juan t'a introduit.
C.C. :
Don Juan voulait m’introduire à l'idée selon laquelle c'est l’« intention » qui crée tout ce que je perçois. Le monde est à ma portée comme celui qui perçoit à travers la magie de l’« intention ». Seuls les produits psychotropes permettent de nous rendre compte que l’« intention » est une force maniable, en particulier pour une personne comme moi qui avait alors de « convictions profondes » sur le monde. C'était un monde équivoque et par conséquent immuable qui dépassait ma personne. Don Juan croyait, certes, que le monde existe même si je n'existe pas, mais il n'existe pas dans le même sens que je le perçois. Le monde n'est pas là, avec ses nuages, ses montagnes et ses vallées, si moi, celui qui perçoit, je n’y suis pas. D'après don Juan, je ne suis pas seulement celui qui perçoit, avec une vision stéréoscopique qui me permet de percevoir le monde d’un point de vue anthropomorphe. Mais c'est plutôt qu'à travers l'enseignement que m'a donné la société, j'ai appris à manier ma vision stéréoscopique à la canaliser comme descendant des singes anthropoïdes. Je suis préparé pour voir le monde d'une certaine manière, suivant mon idéologie. Le résultat final est que je perçois le monde en tant qu'être humain, que le monde existe même si je n'existe pas. Le plus important pour don Juan était de comprendre et de faire que mon corps comprenne que cette vision pouvait, être annulée, que c'était tout simplement une forme de « visualiser » le monde. Et que moi, en tant qu'être achevé, adulte, je n’avais pas utilisé encore une marge de ma capacité sensorielle qui entrait en jeu sous l'influence d'un produit psychotrope. Mais une fois que cette « intention » a réussi, don Juan a donné à mon corps la possibilité d’avoir plus de marge perceptive que je ne le croyais pas, rendant alors inutile l'usage de ces substances. Je ne peux pas les prendre sans mesure et sans un but précis.

H.L. : Il y a eu des abus de la part de certains lecteurs qui t’ont pris « au pied de la lettre » et qui ont voulu reproduire littéralement le climat, l'atmosphère, que tu décris dans tes livres.
C.C. :
On ne peut pas reproduire le contexte de don Juan. J'ai commencé au début de mon travail à reproduire et à noter soigneusement tout ce qu’il faisait. J'ai même appris le système employé dans le ballet pour codifier les mouvements. Je codifiais alors tous les gestes que don Juan faisait avec les yeux, avec les mains et avec les pieds, afin de les reproduire fidèlement. Lorsque nous allions à la montagne don Juan cueillait des feuilles et des arbustes et il les mélangeait, les broyait et les mettait sur mon ventre. Cela me tenait chaud toute la nuit sans couverture alors qu'il faisait un froid glacial. J'arrivais à collectionner sept versions de plantes, à reconnaître les diverses manières de les cueillir, de les broyer et de les appliquer sur mon corps. Lorsque j'ai essayé, en utilisant toutes les ressources de la recherche, de reproduire ce que don Juan faisait, je n’y ai jamais réussi ! Don Juan riait beaucoup, se moquait de moi, car il était fasciné en me voyant prendre tant de peine pour noter tout ce qu'il faisait. Il disait que tôt ou tard je me rendrais compte que tout était rattaché à l’« intention », au pouvoir personnel. Un jour, il m’a dit : « Je vais en finir tes manies de prendre des notes ». Après avoir cherché dans la jeep ce dont il avait besoin, il a ajouté : « Mets ce bout de bois vermoulu sur ton ventre ! » Je l’ai fait et j’ai ressenti le même effet. J’ai voulu croire que c'était le pouvoir de la suggestion, mais j’ai compris à la fin que don Juan maniait l’« intention ». Il était le maître de l’« intention ».

H.L. : Je dirais plutôt, le metteur en scène, celui qui contrôle la scène. Mais j'insiste sur le fait que dans ce contrôle, don Juan t'a soumis à ses pouvoirs hypnotiques.
C.C. : J’ai cru pendant longtemps que don Juan et les autres sorciers avaient un pouvoir pour me pousser dans un état d’hypnose. A présent, je suis arrivé à une autre conclusion : don Juan était le maître de l’intention, comme un authentique magicien, non seulement pour me suggérer quelque chose et me laisser dans un mirage, plongé dans un état hypnotique. A un certain moment de l’histoire, l’homme a été capable de manier l’« intention » et a pu faire apparaître le lapin dans la main. Quand il a cessé d’être le maître de l’« intention », c’est à ce moment-là que la prestidigitation s’est mise en place. Maintenant, le lapin est caché dans les vêtements du magicien. Cependant, don Juan pouvait faire apparaître des lapins et pas seulement pour moi. Car l’« intention » fait le monde tel qu’il est. L'enseignement de don Juan dépassait ma logique et ma manière d'expliquer le monde. Pour ces sorciers toltèques, yaquis, mazatèques, qui faisaient partie du groupe de don Juan, être maître de l’« intention » signifiait pouvoir contrôler le monde, la création. Par exemple, un jour, ici même, dans l'Avenue Juarez, don Juan a fait apparaître dans la paume de sa main, un écureuil avec des lunettes qui ressemblait à un Japonais. Mais je ne pourrais faire la même chose en ce moment, ni t'expliquer comment le faire.

H.L. : Le grand succès que tes livres ont eu dans les pays anglo-saxons est dû à leur meilleure compréhension du message qui consiste en une revendication de la voie individuelle. C'est aussi que le maître-chaman mène l’apprenti à la compréhension de certains phénomènes par l'exemple et non par un discours idéologique
C.C. :
Don Juan ne croyait pas à l’existence d’un corps de connaissances auquel un apprenti pouvait se référer, sans avoir intériorisé tous les préceptes de ce corps. Il doutait de la manière d’agir des psychiatres, quand je lui ai raconté mes expériences pendant que je faisais des enquêtes auprès des patients dans le cabinet d’un psychiatrique. Il était horrifié à l'idée qu'une personne qui aide, un psychiatre, ait des problèmes. Je lui disais : « Que voulez-vous qu'il soit, un surhomme ? ». «Bien sûr », m’a-t-il répondu, « on doit exiger de tous ceux qui aident d’être eux-mêmes libres de toutes les tares, de toutes les mesquineries afin qu'ils puissent interpréter et suggérer une conduite. Autrement, ils ne font que se justifier eux-mêmes ». Cela n'avait aucun sens pour lui. C’est pour cela que l’apprenti devait être —selon don Juan— sans tache, s'il voulait être persuasif vis à vis de lui. L’apprenti devait mettre sur la table tous ses secrets. S'il n'était pas un être impeccable, monolithique dans sa conduite, il ne pourrait bouger personne, n'ayant pas de pouvoir personnel. Il n’était pas mû par l’« intention ». Si je cessais d'être impeccable, avec une double vie, la publique et la privée, je ne pourrais même pas faire deux pas et je ne pourrais pas créer le « pont » dont j'ai besoin pour agir. C'est l’« intention » qui me fait bouger !

H.L. : Dans notre mentalité de Latino-américains, nous aimons bien nous bercer avec des boléros sur nous et aimons vivre dans des « romans à l'eau de rose ».
C.C. :
Nous sommes des coloniaux, terriblement influencés par tout ce qui vient de l'Europe continentale. En Amérique Latine nous vivons avec un œil tourné vers l'ambassade des États-Unis et l'autre vers celle de la France, dans l'attente d'influences. Regarde où nous sommes toi et moi : tu es en France et je suis aux États-Unis. Nous ne pouvons pas faire autrement !

H.L. : Dans une conversation avec Octavio Paz il y a quelques jours, nous avons considéré que le grand problème entre l’Amérique latine et les États-Unis était culturel. Nous n'arrivons pas à nous entendre et cependant nous faisons partie du même continent.
C.C. :
Don Juan m’a donné une fois une idée assez étrange sur moi-même. Il m’a conseillé de lutter en moi-même contre ce qu'il appelait mon côté « Torquemada » (2). Ce qu'il y avait en moi, ce n'était pas tellement l'artiste européen, l’intellectuel, mais l'inquisiteur. C'est cela qu'il appelait l'apport de l'Europe. Les systèmes totalitaires ne nous sont pas imposés, ne sont pas des visions étrangères. Nous sommes, nous-mêmes, les inquisiteurs ! L'esprit de l'inquisiteur porte la contrainte en lui, le désir de s'imposer aux autres d'une manière totale. Don Juan disait que sa philosophie était le résultat de cinq cent ans d'index et d'archives ainsi que de la contrainte de la pensée. Le plus terrible chez Torquemada c'est qu'il se croyait pur, torturait et tuait au nom de Dieu, au nom d'une idéologie supérieure, indiscutable. Don Juan disait qu'on ne peut pas lutter contre ces hommes-là. Seul le guerrier peut se soustraire à l'influence de Torquemada, celui que nous portons tous en nous. C'est cela se libérer de soi-même !

H.L. : Dans le continent on prétend remplacer une religion du livre, la catholique, par une autre idéologie qui descend, elle aussi, de la Bible.
C.C. :
Comme tous les latins, tu sais très bien comme nous sommes, lorsque j’ai fait la connaissance de don Juan, j'étais imprégné d'idées sur la réforme et l'injustice. Je croyais pouvoir être utile politiquement ou idéologiquement d'un point de vue classique. Le rebelle qui lance des bombes et qui veut la révolution. Don Juan en a fini cette filiation. Il m’a dit : « Si l'un de nous deux doit se plaindre, c'est bien moi, je suis Yaqui, Indien ». Maintenant, finalement les indiens yaquis, ne m'intéressent pas en tant que tels, car en m'intéressant à eux je risque d’oublier une idée bien plus importante : Celle du salut de l'individu. En tant qu'individu et non comme un être culturel, j'ai compris l'enseignement de don Juan de la meilleure façon possible, pour mon propre intérêt. J'ai laissé de côté tout ce qui signifiait une position sociale. C'est l’une des critiques qu'on m'a fait l'autre nuit dans la conférence de presse. Ils disaient que don Juan n'était pas un chaman dans le sens qu'il ne remplissait pas une fonction sociale.

H.L. : Plusieurs fois tu as parlé de toi comme étant le « pont » entre la civilisation occidentale et le monde de don Juan. Peux-tu expliquer un peu plus cette idée du « pont » entre ces deux mondes ?
C.C. :Il serait impossible pour le lecteur d'aller voir don Juan et de lui parler. L’une des critiques qu'on m'a faite était de ne pas présenter les sources de mon information. Si ce que j’ai écrit est vrai et si je veux qu’on me prenne au sérieux, je suis obligé de révéler mes sources : amener des gens pour qu’ils rencontrent don Juan, afin qu'il puisse raconter lui-même son vécu, qu’il révèle sa pensée et ce qu’il croit. Don Juan n’a pu jamais faire cela, parce qu'il n'avait aucun intérêt à le faire. En outre, il y a des Américains qui l'ont rencontré, qui lui ont parlé, et se sont trouvés avec lui comme ils l'auraient fait avec moi ! Si j’étais lui, je n'aurais aucun intérêt à révéler ce que je fais. Ce serait absurde ! Il serait superflu de venir vers moi, comme si j’étais imprégné de l’aura de don Juan. Il s'est servi de moi comme d'un véhicule. En exprimant certains principes qui régissaient sa vie, j'ai eu l'énergie suffisante pour entreprendre la tâche de conceptualiser, d'expliquer ce qu'il faisait pendant son cycle magique. Comment don Juan pourrait-il expliquer au monde qu'il est, lui-même, l'un des personnages d'un mythe ? Ce serait impossible et c'est pour cela que personne n'ose l'approcher. Lorsqu'ils cherchaient le « don Juan » de mes livres, ce n'était évidemment jamais l'Indien en face d'eux. Si quelqu'un rencontrait don Juan comme la culmination d'une vraie quête, celui-ci l'aurait aussitôt retenu et il serait hors du monde. La contrainte du guerrier qui fait partie de ce cycle est de conduire à la liberté quiconque s'approche de lui. Don Juan m'a confié la tâche d’expliquer son univers, en aucune façon parce que cela me concerne, ni me donne des profits et en aucune manière parce que cela m'implique. C'est quelque chose comme un mandat venant de dehors ! Si on me laisse tout seul, il serait impossible de leur dire quelque chose. Pour quoi faire ? Mais don Juan —par malheur ou par bonheur— m'a donné la tâche d'écrire les livres et de les présenter au monde. Il n'a jamais eu à se battre avec ce phénomène et il n'y avait pas d'autre moyen de valider dans les termes de l'homme occidental, sa propre existence. Ceci non pas parce qu'il se cache ou qu'il y a des abîmes qui nous séparent. Concernant ta question sur mon rôle de « pont », don Juan m'a choisi comme un lien entre le monde hermétique qu'il représente et la qualité amorphe que nous sommes, les Occidentaux. Il se trouve dans un contexte fermé, tandis que nous vivons dans un monde ouvert jusqu'à l'extrême que nous ne voyons rien.

H.L. : Je m'intéresse à tout ce qui est aléatoire, à tout ce qui se rapporte au hasard des rencontres qu’on peut faire dans la vie. Tu m'as dit que c'est don Juan qui t'a choisi, que tu ne l'as pas choisi, tu n'as fait qu'arriver jusqu'à lui. Comment peux-tu expliquer ce fait ?
C.C. : Pour don Juan, c'est l’« intention » qui régit la destinée de l'homme, mais l’« intention » n'a rien à voir avec l'intention humaine. Pour lui, l’« intention » est une force principale qui nous propulse, nous emprisonne. Si l'on veut, c'est la version de ce qu’on appelle Dieu. L’« intention », n'est pas ce que don Juan appellerait le Nagual, l'insaisissable, ce qui ne peut pas être transcrit et n'a pas de forme. L’« intention » est le Tout. Tandis que le Tonal est l'ordre, est comme une île d'ordre, de propos, de séries, d'équations, de cycles, de pensées. Tout ce que nous connaissons dans notre rôle d'êtres capables d'établir des relations. L’« intention » est une force qui fait partie du Nagual, mais qui peut être décrite et peut être perçue. Ce qui régit ce cycle c’est l’« intention » en tant que force rencontré par don Juan, celle que j'ai croisée sur son chemin.

H.L. : Ce qui est frappant dans tes livres, c'est le sens de l'humour, tu ne tombes pas dans le sérieux, ni le solennel. Je comprends cela depuis que je te connais, parce que tu semble être bien dan ta peau, ta vision de la vie est gaie, vraiment bénéfique.
C.C. :
C'est sur cela que don Juan a beaucoup insisté. Il m'a guéri du « visage aux traits tirés », de la lourdeur extraordinaire, du sérieux. J'étais un homme d'une grande gravité, d'une très grande peine. J'avais la nostalgie de me sentir triste, j'avais de la peine sur moi-même, et cela me poursuivait jour et nuit. Mais don Juan m'a guéri et cela a été une catharsis !

H.L. : Je voudrais te signaler une contradiction, comment peux-tu concilier ta philosophie gaie de la vie avec le goût d'une poésie aussi mélancolique et aussi tragique que celle de César Vallejo(3) ? ?
C.C. : Pour les distraire, je lisais constamment des poèmes à don Juan et à d'autres personnes qui ne savaient rien des livres. Car je passais des heures à bavarder avec eux et je leur lisais des poèmes. Don Juan aimait choisir une seule strophe de chaque poème de Vallejo, jamais plus d'une. Pour lui une strophe synthétisait toute la vision du poète. Au-delà, il n'y avait que des plaintes et des pleurs. Pour me montrer la véracité de ses propos, don Juan me faisait lire ces poèmes et me disait : « Lis à nouveau cette partie, c’est la seule qui vaille dans ce poème. Au-delà, c’est absurde. Le poète aurait dû le couper et ne laisser que quatre ou cinq lignes. » Je lui lisais des poèmes très cérébraux, francisés, que don Juan n’aimait pas à cause de leur frivolité. C’était des logorrhées, des idioties. Pour moi, Vallejo représentait le côté extrême, le plus opposé à la position de don Juan. Les poèmes cités dans mes livres étaient pour lui, l'exemple le plus palpable de ce que Vallejo aurait dû s'arrêter là. « L'autre strophe est une aberration, une horreur ! » disait-il.

H.L. : Je vais te donner mon opinion personnelle sur l’œuvre poétique de Vallejo : elle ne correspond plus à la sensibilité de notre époque.
Je le vois comme un être tourmenté, très chrétien, qui a dû assumer les cinq siècles de souffrance des Péruviens.

C.C. : Je n'aime pas César Vallejo. Je le trouve trop puéril, je suis gêné devant ses plaintes et ses pleurs. En lisant l'œuvre de Vallejo, j'ai la nausée, elle est trop triste. Pour don Juan l'idée de la conception d’un être humain est très importante : il doit y avoir une sensualité extraordinaire afin de donner toutes les options possibles au nouvel être qu'on va créer. Don Juan considérait que c'était monstrueux de faire des enfants dans la lassitude, l'ennui, de les programmer après des années de mariage lorsqu'il ne reste plus que l'amour filial, qui n'a rien à voir avec la passion, mais si avec la civilisation. Faire un enfant dans ces conditions était aussi horrible pour don Juan que d'avoir des animaux châtrés à la maison. Il me dit une fois que les animaux se vengent de l'homme ; comme il s’agit d'êtres irrationnels, ils lui mangent directement l'énergie. Ils ont des rapports avec leurs maîtres non pas en tant qu'objets mais en tant qu’êtres énergétiques. Un jour, j’ai trouvé un moineau qui était tombé de son nid, et auquel un rat avait mangé une aile. J'ai essayé alors de cautériser sa blessure pour empêcher qu'il se vide de son sang. Je dis à don Juan que je voulais garder ce moineau à la maison, qu'il pourrait vivre en sautant sur ses deux pattes, sans voler. Il m’a répondu : « Tu vas l'avoir comme un monstre, comme un esclave organique, qui va dépendre de toi... Si ce moineau ne peut plus vivre comme un oiseau, il n'y a pas de raison de l'empêcher d'aller rejoindre le Tout, le Nagual, l'infini... ». Don Juan disait que la grande tragédie de notre époque était l’influence des êtres conçus dans l’ennui et qui étaient pour cela misérables, incapables d’évoluer par eux-mêmes, qui dépendaient de tous. C’est pour cela qu’ils étaient lourds, faibles… Ils pleurnichaient et se plaignaient comme César Vallejo. Alors l’intelligence et la mélancolie devenaient une aberration. Quelque chose d’épouvantable ! Il semble que Vallejo était le quinzième fils de ses parents. Ouf !

H.L. : Vallejo a vécu dans une époque très difficile. Tout ce qu’on raconte sur les préjugés au Pérou au début du XXème siècle contre les Indiens, les métis, les « cholos » et on peut dire que les préjugés continuent. Dans un poème très célèbre, Vallejo s’est plaint d’être traité à Lima comme un « huaco »(4). C’est très significatif !
C.C. : C’est le mérite de Vallejo. Avec don Juan, on était arrivé à la conclusion que le poète avait beaucoup souffert. Don Juan a utilisé le véhicule Vallejo comme un élément didactique pour moi. En ce qui me concerne, je pourrais me plaindre également qu’on me traite mal, que je suis en train de vivre à nouveau la même situation et que je suis enveloppé dans une autre vie de Vallejo. J’ai réussi à échapper aux préjugés dans ce côté du monde où j’habite.

H.L. : C’est le problème d’être « différent », comme toute personne sensible, comme Vallejo le poète. Et dans ton cas, avec ton extrême sensibilité, même si tu as conscience de ta différence, tu auras toujours des problèmes dans n’importe quel pays où tu habiteras.
C.C. :
A moins qu’on ne se comporte en guerrier. Le véhicule didactique de Vallejo a une grande importance pour moi. Don Juan a utilisé la vie de Vallejo et ses poèmes comme un exemple de ce qu’on ne doit pas faire.

H.L. : J'ai constaté en toi le besoin de ne rien révéler sur ta personne, d'éviter qu'on connaisse ton domicile, qu'on publie ta photographie. J'ai souvent entendu en Europe le commentaire suivant : pour quelles raisons Carlos Castaneda se cache ? Comment celui qui a été initié par l'héritier d'une ancienne Connaissance, d'une ancienne gnose, pourrait-il apporter à notre époque critique ?
C.C. :
Bien, je cherche le mot le plus adéquat afin de pouvoir te persuader. Utilisant une fois de plus son idéologie, don Juan considérait que l'homme le plus efficace était le « pirate ». Car celui-ci ne demande rien, il prend ce qu'il peut ! Le « pirate » est un solitaire qui se sent très bien au milieu de sa solitude. Il ne crie pas, ne se plaint pas et ne pleure pas ! Parce qu'il s'adonne à sa « piraterie » qui est sa raison d'être ! Comme nous sommes si loin d'où nous venons, nous sommes arrivés où il fallait. Je peux présumer que toi et moi, nous sommes deux « pirates ». Pour convaincre un autre « pirate » semblable à moi et je puisse le persuader, il faudrait que je produise un résultat palpable.

H.L. : Un fait magique.
C.C. : Je devrais —suivant les termes de don Juan— « stopper le monde ». Il considère que tout n'est qu'un jeu de perceptions et que par conséquent tout peut être mutable. En tant qu’êtres organisés, nous avons créé un système de perceptions constitué d'unités perceptives. Changer la teneur de ces unités de perception, c'est « arrêter le monde ». Si je pouvais, en cet instant, faire « un miracle de l’intention », alors je pourrais te convaincre.

H.L. : Le sage, est conscient de ce qui se passe dans le monde. La sagesse devrait servir à apporter le grain de sable nécessaire pour éviter que tout ceci ne finisse mal. Je crois que le « pirate » doit employer tous les éléments cognitifs afin d'éviter le pire.
C.C. :
D'accord, totalement d'accord. La raison pour laquelle je t'ai dit que ma vie était monolithique, et que j'essayais d'être un homme impeccable, ce n'est qu’à travers l'impeccabilité que je réussirais à te persuader toi ou à une autre personne semblable à toi. Si je ne pouvais pas être capable de réévaluer ma vie, il me serait impossible d'appliquer l'enseignement de don Juan. Ce serait une énorme perte de temps, parce que je ne pourrais pas arriver à la synthèse finale. Ce que tu dis est impératif, le fait qu'on apporte avec un grain de sable, et je suis entièrement d'accord avec toi, car je voudrais apporter cela. Pour moi le seul moyen d'y arriver, c'est de m'en tenir aux canons de l'enseignement de don Juan.

H.L. : Ce que j'aime dans « Voir : l'enseignement d'un sorcier yaqui », c'est lorsque tu fais la différence entre le Yaqui imbibé d'alcool, qui est victime des évènements, qui veut posséder les objets matériels tangibles, et l’autre Yaqui comme don Juan qui a su garder son moi intérieur, qui a su dévoiler ce diamant de sagesse qu'il porte en lui-même. Il me semble qu'il y a là, le germe d'un projet éthique.
C.C. :
Ce qui donne une valeur pragmatique à l'action de don Juan c'est précisément qu'il agit d'après le point de vue d'une éthique de « guerrier », qui dépasse la morale chrétienne. Il n'y a aucune interruption dans son concept éthique : il l'étend d'une manière totale pour couvrir tout. Le monde est fractionné : On a une éthique pour la politique, pour la jurisprudence, un morcellement extraordinaire... Mais il n'y a pas une éthique constante, qui surmonte le fractionnement. Don Juan se comportait selon le sentiment du guerrier, ce qui implique une constance totale. Son intention était de guider, il n'avait aucune envie par exemple d'avoir des amis. J'ai toujours dit que, dans sa mission, il n'avait aucun intérêt à faire un esclave.

H.L. : Comment Carlos Castaneda, l'homme ou le personnage, qui est né dans un coin perdu du Pérou(il a éclaté de rire, comme s'il était pris au piège ou comme si cela lui plaisait de me voir insister pour qu'il avoue être Péruvien) est-il arrivé à ce qu'il est à présent ?
C.C. :En vérité, c'est impossible à expliquer. Tout ce qui nous concerne me semble une question de chance. Je ne crois pas que nous, qui venons du « Tiers Monde », puissions compter uniquement sur le travail et le talent. Sans chance nous ne sommes personne. La chance joue le rôle décisif et c'est cela en définitive l’« intention ». Dans mon cas, il s'agit d'une « intention » inconnue, qui vient d'ailleurs et n'a pas d'explications. Je ne sais comment tu pourrais interpréter toi, personnellement, ce qu’il t’est arrivé dans la vie. Je l'explique par la chance, par quelque chose d'éthéré, comme si la Dame m'avait souri.

H.L. : Être né sous une bonne étoile.
C.C. : C'est la meilleure façon de le définir. Une fois le but atteint, il est essentiel d'être impeccable, parce qu'on crée ainsi le lien avec la « bonne étoile ». Ce n'est plus une chose arbitraire du hasard, quelque chose de précipité.

H.L. : C’est avoir le souffle nécessaire. On peut être né sous une « bonne étoile », mais sans l’élan vital, on finit alors en menant une vie frivole, snob, superficielle…
C.C. :
Ou on finit comme joueur de poker avec beaucoup de chance (à ce moment-là Castaneda et moi avons éclaté de rire), faisant fortune au baccara ou à la roulette.

H.L. : Tes lecteurs sont attentifs à ce que tu dis, à ce que tu écris. Qu'est-ce que tu peux ajouter sur l'usage de la drogue ?
C.C. : Don Juan m'a dit : « Si l'on pouvait se voir soi-même d'une manière brutale, sans passion, sans pitié. Si l'on arrivait à comprendre avant tout, cette idée de la conception ». Si l'on a été conçu dans l'ennui, l'utilisation de la drogue est inévitable, de même que toutes les supercheries, les appuis faciles, tels que les substances chimiques, la psychanalyse. Selon don Juan, l’homme moderne est le produit de « baises ennuyeuses ». L’individu naît tourmenté, sans matrice, sans orientation. Si cette personne faisait une réévaluation de lui-même, il arriverait —toujours d’après don Juan— à devenir avare de son énergie, à la conserver pour se libérer de la nécessité d’avoir recours aux cigarettes, à l’alcool… Il se peut que cette dépendance obéisse à un état de mécontentement général. L'usage de la drogue est simplement l'expression de ce fait-là. Don Juan considérait que c'était le reflet de la manière dont on a été conçu.

H.L. : Dans la civilisation post-industrielle, le père n’assume plus son rôle. En réalité, le père est la télé. Le père n’est plus l’éducateur de ses enfants. L’image idéale du père devrait être celle du maître, de l’exemple…
C.C. :
L’une des choses les plus terribles dans mes rapports avec don Juan a été qu’il m’a amené à comprendre que nous, les hommes, sommes des enfants. Si tu vois avec les yeux du sorcier yaqui, tu verras que nous sommes occupés à une série de jeux. Les femmes sont beaucoup plus fortes. Comme si elles étaient d’une autre espèce. Par contre, nous ne sommes que des enfants. Cela est le produit de notre époque. A présent, c’est surtout aux États-Unis qu’on le voit le plus. On voit un homme de soixante ans qui se considère enfant et qui traîne même les femmes dans sa recherche de l’enfance, de l’immaturité. Mais il ne cherche pas la jeunesse, il ne veut pas être jeune, mais enfant.

H.L. : En France, j’ai entendu dire aux femmes, face à la crise et face au prétendu échec du pouvoir masculin : « La faute est celle des hommes, ce sont eux qui ont provoqué les guerres ! »
C.C. : Un autre support de l’idéologie de don Juan est l’idée que les femmes sont fondamentalement supérieures aux hommes. Il n’y a pas de discussion ! En tant que mâle chauvin, venu de l’Amérique du sud, cela m’a coûté une couille d’accepter cette vérité. Je n’ai aucune objection maintenant à l’accepter dans toute sa profondeur. Ce serait une révolution si les femmes n’avaient plus à dépendre des unités conjonctives, volées à la masculinité. Elles n’ont pas besoin de se montrer en tant que « garçons manqués » !

H.L. : C’est le risque de l’imitation du pouvoir des hommes…
C.C. : Pourquoi auraient-elles à imiter l’homme, si celui-ci est pour elles l’usurpateur ? Les voir, habillées comme des « garçons manqués », des lesbiennes avec des moustaches. Merde ! Cela est trop tiré par les cheveux !

H.L. : Et comment vois-tu l’Europe depuis ici, depuis l’Amérique ?
C.C. :
Je la vois comme une petite vieille. Ha, ha, ha ! Terriblement grignotée par les vers, intellectuellement enfoncée. Les États-Unis me plaisent, parce que là-bas il n’y a pas de frontières ! Les Américains sont des rustauds, fils de leur… mère comme eux-mêmes s’appellent. Mais ils ont la jeunesse et l’initiative. Par contre, l’Europe, embourbée dans des luttes terribles, représente ce que don Juan appelle « Torquemada ».

(1) Weston La Barre, professeur américain d’ethnologie, auteur du « Culte du peyotl ». (2) Tomás de Torquemada (1420-1498), frère prêcheur, il a organisé le Tribunal de la Sainte Inquisition. Il fut nommé par les Rois Catholiques Inquisiteur général. (3) César Vallejo (1895-1938), poète péruvien, qui a vécu de 1924 à 1938 à Paris où il est mort. Dans son oeuvre poétique, il dénonce l’injustice, le malheur et la fatalité qui s’abat sur les hommes et loue l’humanisme et la solidarité. (4) Un homme dont le visage ressemble à un « huaco » qui est le nom d’une céramique précolombienne avec des représentations anthropomorphes de la civilisation Mochica qui s’est développée dans la côte du département de la Libertad, où Vallejo était né.

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acerca del autor
Héctor

Relatos de Carlos Castaneda: "Las enseñanzas de don Juan"; "Una realidad aparte"; "Relatos de poder"; "Viaje a Ixtlán"; "El segundo anillo del poder"; "El Don del Aguila" 1982; "El Conocimiento silencioso", 1988; "El Fuego Interno", 1994; "El arte de ensoñar", 1995. Otros libros teóricos: "Pases mágicos", 1998; "La rueda del Tiempo", 1998; "El lado activo del infinito", 1999.